La Maladie d’Amour

« S’il vous plait, ce serait possible de mettre de la musique ? »

Depuis près d’une demi-heure, la radio tournait en boucle : des hommes échangeaient d’un air grave sur un mal mystérieux, qui semblait se répandre dans la population comme une épidémie. On avait connu plus réjouissant pour un premier rendez-vous. Le serveur répondit par l’affirmative et l’inquiétant débat laissa la place à une mélodie plus poétique, celle d’une playlist qu’il avait concoctée spécialement pour l’occasion.

Il n’eut pas besoin de jeter un œil sur sa montre pour savoir qu’il était l’heure — aussi ponctuelle qu’elle l’avait juré, voilà qu’elle poussait la porte du café. 

Elle balaya la salle du regard, il lui fit signe de la main. Elle se dirigea vers lui d’un pas décidé, il se leva pour lui tirer sa chaise d’un geste délicat. 

Une bise timide – de celles où les lèvres effleurent à peine la joue – puis elle prit place, en laissant derrière elle un parfum entêtant.

Elle était la plus belle femme du monde. 

Cette pensée l’avait saisi à la seconde où elle avait passé la porte, et elle ne le quitterait plus jamais, ni ce soir ni les jours qui suivraient. Nulle autre femme avant elle n’avait réellement existé, nulle autre femme après elle n’existerait véritablement. Il n’aurait pu dire pourquoi, ni comment, mais il savait que c’était elle, il savait qu’il n’y aurait jamais plus rien que la lumière de son regard, que la fossette de son sourire, que le tracé de ses sourcils, que la chaleur de sa voix. 

« Qu’est-ce que tu veux boire ? » ; « un Perrier-citron » — la réponse en disait long. Claire comme de l’eau mais avec la fantaisie des bulles, sans alcool pour ne pas perdre le contrôle, mais délicatement acidulée : le choix sûr, mais qui frétille, la touche de folie sans le risque de l’ivresse.

La conversation se déroula dans une formidable fluidité. Deux heures durant, tout y passa. Le boulot, la famille, les amis, les passions. « As-tu déjà eu des chiens ? Moi je préfère les chats, mais j’ai aussi eu un poisson rouge ; où pars-tu en vacances l’été ? J’aime beaucoup le Pays basque, et toi ? La Bretagne ? C’est joli là-bas, peut-être irons-nous ensemble. » Il y eut beaucoup de sourires, de rires, et surtout, surtout, il y avait cette étincelle irrésistible dans son regard à elle, et cette passion attentive dans ses yeux à lui.

L’eau pétillante avait perdu toutes ses bulles depuis longtemps, quand il décida de l’emmener dans un restaurant, à quelques rues seulement. Une enseigne à l’image qu’il se faisait d’elle, entre distinction et folie, une table juste assez guindée, qui servait de la cuisine juste assez épicée. Elle goûta chaque plat avec l’enthousiasme des personnes qui aiment la vie, et il tomba sous le charme encore davantage.

Après le dîner, ils se promenèrent dans la fraîcheur nocturne. Il lui fit enjamber une barrière pour s’infiltrer en douce dans un square. Le parc pour eux tout seuls, ils discutèrent longuement. Bientôt, elle passa la main dans ses cheveux. Il sut repérer le bon moment, et il se pencha pour partager avec elle un extraordinaire premier baiser.

Ce fut elle qui demanda : « Tu m’invites ? ». Chez lui, ils échangèrent des fous rires, éclairés par la seule lumière de la ville, qui s’infiltrait à travers la fenêtre de son appartement. Entassés sur une commode, il y avait des DVD — des films à l’eau de rose. Rien que des grands classiques. « Je suis un vrai romantique », justifia-t-il. Ils s’embrassèrent, puis s’allongèrent dans son lit, dans un moment aussi magique qu’il l’avait imaginé.

Ils restèrent blottis l’un contre l’autre — quelle heure pouvait-il être ? Bien trop tard pour être en forme demain matin, en tout cas. Après une éternité, il relâcha lentement son étreinte et posa sa tête contre l’oreiller. Tous deux contemplaient désormais le plafond, sans un mot. Le calme après l’ivresse se mua bientôt en un silence pesant. Ce fut lui qui décida de le rompre. Il demanda : « Alors ? », elle répondit : « Toujours rien ». 

« Mais pourtant, lui fit-il remarquer, tu avais vraiment l’air d’y croire, cette fois. »

Elle pointa du doigt la pile de DVD.

« Avec toutes les rom-com que tu me fais regarder… Je commence à comprendre comment c’est censé marcher. Et puis tu m’as rejoué la même scène, alors je t’ai ressorti les mêmes dialogues. J’ai fait ce que tu attendais de moi.
— Mais je ne veux pas que tu joues un rôle… »

Elle se redressa, sortit du lit et commença à se rhabiller.

« Si, je crois que c’est ce que tu veux. Que je fasse semblant.
— Non, mon amour…
— Tu m’en parles tous les jours ! Tous les jours, toute la journée, tu me fatigues avec ça. Quand est-ce que je vais t’aimer ? Quand est-ce que je vais être amoureuse ? On ne parle que de ça, on ne vit que de ça. Alors, tes petites expériences, là… Moi, ça m’épuise. Je n’en peux plus. Je veux être tranquille. Je veux… Je veux que tu me laisses tranquille, en fait. »

Elle avait fini de remettre son pantalon. Elle prit son sac à main et se dirigea vers la porte. 

« Je crois que je vais rentrer chez moi. Désolée, je veux bien être gentille, mais… Je dois aussi me préserver. On se reparle demain, de toute manière. »

Il n’eut pas le temps de la retenir — ni même l’envie ; c’était peine perdue. Il resta un moment dans le silence, les yeux embués. 

Il prit son portable et composa un numéro. Une voix fatiguée décrocha au bout du fil. Il était tard, bien trop tard pour une conversation téléphonique, mais l’interlocuteur ne semblait pas surpris. Au contraire, ce fut lui qui ouvrit la discussion : « Alors, qu’est-ce que vous avez fait cette fois, Nathan ? »

Le dénommé Nathan redressa sa tête sur son oreiller et répondit : « J’ai recréé notre premier rendez-vous. Même lieu, même heure, même jour de la semaine. Tout pareil qu’il y a dix ans, mais avec moins de cheveux en ce qui me concerne. 
— Qu’est-ce que vous entendez par “recréer notre premier rendez-vous” ?
— Je lui ai posé les mêmes questions, je l’ai emmenée au même restaurant. On a fait le même chemin, on est allés au même parc… Elle avait l’air vraiment dedans cette fois.
— Ah oui ?
— Elle… Elle a joué le jeu, je pense. Elle me l’a dit. Elle a fait semblant de jouer le jeu parce que c’était ce que j’attendais d’elle.
— Nathan, je sais que ce que je vais vous dire n’est pas ce que vous espérez entendre. Mais c’est important que vous puissiez l’intégrer, car c’est ce qui vous permettra d’avancer. Comme je vous l’ai déjà expliqué, votre femme n’est pas amnésique. Elle n’a pas oublié votre premier rendez-vous, ni même les années que vous avez vécues ensemble… »

Nathan coupa la parole du médecin :

« Je sais. Mais on a fait comme si. Je lui ai demandé de faire comme si on ne se connaissait pas. Comme si c’était notre première fois. Je me disais qu’en repartant de zéro, elle retomberait amoureuse.
— Nathan… Je vous le répète, votre femme ne peut plus tomber amoureuse.
— Oui, je sais, vous me dites ça tout le temps.
— Je vous le dis tout le temps, non pas pour vous blesser, mais parce que c’est la vérité.
— Oui, mais vous dites ça avec tellement de certitude ! Je vois bien les infos, comme tout le monde, je ne suis pas bête, et je vois bien que les scientifiques, les médecins comme vous n’y comprennent rien de plus que nous tous, alors comment vous pouvez être sûr à ce point, comment vous pouvez me dire avec autant d’aplomb que c’est irréversible ?
— Nathan, je traite chaque jour de nouveaux patients, des dizaines, des centaines — c’est la même chose pour tous mes confrères. Tous dans la situation de votre compagne. Personne ne s’en remet. 
— Mais si autant de personnes sont malades, pourquoi on ne les aide pas ?
— Vous me dites que vous regardez les infos, vous voyez donc bien qu’on cherche à les aider.
— Eh bien faites plus vite !
— C’est compliqué, Nathan. Autant de personnes d’un coup… Et surtout, biologiquement, les patients comme votre épouse vont bien. Ils sont en parfaite santé, leur corps fonctionne normalement. Même les psychologues s’y cassent les dents. C’est difficile de solliciter des traitements, des recherches, des essais cliniques, que sais-je encore, pour des personnes en parfaite santé, aussi nombreuses qu’elles soient. »

Il y eut un silence, pendant lequel Nathan tentait, une fois de plus, de mettre de l’ordre dans les mots insensés que prononçait le médecin.

« Mais la partie de son cerveau qui ressent l’amour ? Elle est toujours là ?
— Ce n’est pas si simple que cela…
— Répondez à la question.
— Nathan, ça ne…
— Répondez. La partie de son cerveau qui ressent l’amour, elle fonctionne toujours ?
— Oui. Biologiquement, votre femme peut toujours ressentir l’amour. Pour une raison qui nous échappe, néanmoins, elle choisit de ne pas le faire.
— C’est un choix, donc ?
— Non, je me suis mal exprimé… Ce n’est pas une décision consciente ou volontaire : son cerveau rejette l’amour, tout simplement. Au sens médical et physiologique du terme, son corps est capable de le ressentir, mais quelque chose bloque.
— Mais quoi ? Qu’est-ce qui bloque ? C’est quoi, au juste, cette maladie ? Un virus ? Une bactérie ? Un parasite ?
— Ce n’est rien de tout ça, non.
— Alors, c’est quoi ? Une invention… Ils simulent ? 
— Il y a des choses qu’on ne peut pas expliquer, même avec la science. Peut-être que c’est un malaise collectif. Peut-être que c’est une punition divine, ou de la nature, si vous ne croyez pas en Dieu. Peut-être que le monde est devenu trop compliqué, trop cynique pour que l’amour puisse exister. »

Nathan sortit du lit dans un bond ; il sentait son cœur battre à une allure démesurée. Ce qu’il entendait était d’une absurdité sans nom, la vérité qu’on lui imposait s’avérait absolument injuste.

« Vous êtes médecin, vous êtes scientifique, vous ne pouvez pas me parler d’énergies et de châtiment divin…
— Je vous parle de tout cela, car je n’ai pas plus d’explication que vous, Nathan, et croyez bien que j’en suis le premier attristé. Tout ce que je peux vous dire, c’est que votre femme a oublié ce qu’était l’amour, et qu’elle ne s’en souviendra jamais. Elle sait qui vous êtes, elle se souvient de vous, de toute votre vie. Elle se souvient de l’attachement qu’elle a ressenti pour vous. Mais aujourd’hui, cet attachement, elle ne le perçoit plus. Essayer de le ressentir à nouveau, c’est comme essayer d’attraper un nuage. Elle ne peut plus ressentir l’amour.
— Alors je le ressentirai pour nous deux.
— Ça, c’est à vous de le décider. C’est à vous de savoir si vous êtes prêt à ressentir de l’amour pour quelqu’un qui ne vous aimera jamais en retour.
— J’y suis prêt. »

Le médecin prit une longue inspiration.

« Je comprends votre réaction, Nathan, et j’entends combien l’idée de ne plus l’aimer vous heurte. Mais je me dois tout de même de vous poser la question. Vous n’avez pas pensé à… La laisser partir ? Refaire votre vie ?
— Comment le pourrais-je ? Elle a peut-être oublié qu’elle m’aimait, mais moi pas. 
— Pour elle, vivre avec vous n’a plus aucun sens. C’est pour ça qu’elle loue cet appartement, Nathan, non pas pour vous blesser, mais pour se protéger, elle. Vous l’étouffez. Elle vous perçoit comme une présence étrangère, c’est comme si vous lui imposiez une colocation avec un étranger. 
— Mais un étranger avec qui elle partage des souvenirs et dix ans de sa vie ! Vous l’avez dit vous-même, elle n’a pas oublié tout cela.
— Non, mais ça n’a plus de sens pour elle.
— Quand bien même, c’est ce qu’elle aurait voulu. Que je me batte pour notre amour, même seul.
— Nathan… Vous aimez une chimère. La femme dont vous étiez amoureux n’existe plus.
— Non, justement, c’est là que vous vous trompez. Vous l’avez dit vous-même. Elle n’est pas amnésique. Elle n’est pas démente. Elle n’a rien oublié. Tout ce qui fait d’elle qui elle est, c’est toujours là. Tout ce que j’aime chez elle, c’est toujours là. Je ne suis pas tombé amoureux de son amour. Je suis tombé amoureux d’elle. C’est elle que j’aime. Je le sais. Il n’y a qu’elle. Il n’y aura toujours qu’elle.
— Je comprends votre détermination, mais j’ai peur que ce soit vous qui y laissiez votre santé, Nathan.
— C’est elle qui est malade, pas moi. Je peux bien me battre pour elle. Elle vaut bien un peu de mon énergie. Les années qu’on a passées ensemble valent bien mon énergie.
— Nathan, c’est peine perdue. 
— Demain, je réessaierai. Notre premier rendez-vous. Je réessaierai. 
— Elle ne vous aimera plus. Ni demain ni après-demain. 
— Elle m’a aimé hier. Je l’aimerai demain. »

Publié par

Nicolas Lafarge

Rédacteur indépendant dans ma vie professionnelle, je poursuis l’écriture dans ma vie personnelle. Sur Des mots qui marquent, je laisse s’échapper les récits, les poèmes et les pensées qui me trottent dans la tête.

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