Dans le hall de mon immeuble est installée une étagère, sur laquelle les résidents peuvent laisser des livres de leur bibliothèque, que les autres peuvent emprunter et lire à leur guise. Comme souvent, les ouvrages qui sont déposés ici sont de vieux bouquins, de ceux que personne ne lit et que personne n’a jamais lus. Leurs pages sentent l’humidité, signe que le temps sur eux a fait son oeuvre, et pourtant, leur couverture immaculée, à peine écornée, indique que nul lecteur ne les a jamais ouverts.
Je ne prête que rarement attention à ces livres, qui sont posés là, immobiles dans un endroit où pourtant tout le monde bouge. Ils prennent la poussière inlassablement tant ils ont renoncé à attirer l’attention des habitants qui, imperturbables et impassibles, ne sont là que de passage, dans l’attente fébrile du moment où ils pourront monter dans les étages. Pourtant, ce matin, comme j’attendais que l’ascenseur descende me chercher au rez-de-chaussée, l’un de ces livres a saisi sa chance de capter mon regard. Peut-être n’avait-il jamais été là auparavant, ou peut-être l’avait-il été, sans que je sois disposé à comprendre les mots que l’encre dessinait sur sa couverture ; toujours est-il que ce matin, mon regard et ma pensée se sont tous deux posés sur cette question-titre : N’y a-t-il pas d’amour heureux ?
J’ai marqué une pause.
Ce livre se pose cette question depuis 1997, et pourtant c’est aujourd’hui qu’il a fait s’arrêter le temps dans mon esprit.
Je ne sais rien de l’auteur de cette question, hormis son nom, inscrit sur la couverture – un certain Guy Corneau – mais je ne souhaite pas en savoir davantage. Pas plus que je ne crois avoir envie d’ouvrir ce livre qui, pourtant, m’a interpellé d’une manière si puissante et inattendue que, pour la première fois depuis que j’habite cet immeuble, j’ai pris le livre de l’étagère et l’ai emmené avec moi en remontant dans l’ascenseur. Il est bien là, posé à côté de moi alors que j’écris ces lignes. Mais aussi furieuse et impulsive qu’ait été mon envie de l’emporter avec moi, l’envie de l’ouvrir et de le lire est, elle, absente.
La question me fascine, mais la réponse m’effraie. « N’y a-t-il pas d’amour heureux ? »
Je n’ai pas attendu que la première de couverture d’un livre me pose cette question dans le hall de mon immeuble par un beau matin de septembre. Cette interrogation tourne et tourne dans ma tête depuis longtemps, peut-être depuis toujours – je ne sais plus. Plus ma vie avance, et plus elle prend de l’ampleur. Et ce livre est revenu me la jeter en pleine face.
Et puis il y a cette autre question. Juste au-dessous du titre. Un sous-titre, littéralement. Une question qui ne se termine même pas par un point d’interrogation. Car c’est une affirmation, en réalité, une fatalité même, car l’auteur a déjà résolu le problème, il est bien certain de ce qu’il nous dit, le livre est même publié dans la collection « RÉPONSES », en majuscules, alors le voilà, ce sous-titre : « Comment les liens père-fille et mère-fils conditionnent nos amours ». Il est là le nerf de la guerre. Voilà donc ce qui conditionne l’amour heureux. Papa et maman.
Je ne sais pas, moi, s’il y a des amours heureux – je serais tenté de dire « heureuses », mon âme de poète reprend le dessus – mais j’ai connu des amours malheureuses. Celles qui m’ont vu naître et grandir. On m’a souvent dit qu’un enfant ne devait pas avoir d’avis sur la relation de ses parents. C’est plutôt à mes parents qu’il aurait fallu dire ça. Car ils m’ont contraint à avoir un avis. Un avis que j’exprimerai, moi aussi, sous forme de questions, mais sans sous-titre tristement affirmatif, car les réponses sont trop douloureuses. Mes parents s’aimaient, mais se rendaient-ils heureux ? Mes parents m’aimaient, mais me rendaient-ils heureux ?
Ce que je sais, c’est que j’ai longtemps cru qu’aimer se faisait nécessairement dans la douleur et la destruction. À commencer par moi-même. S’aimer n’est pas chose aisée lorsque l’on conçoit l’amour comme une force toxique et destructrice. On s’auto-détruit – et c’est ce que j’ai fait pendant longtemps. Aimer les autres est alors d’autant plus difficile.
« Comment les liens père-fils et mère-fille conditionnent nos amours ». J’aurais pu écrire cela, moi aussi ; je l’ai écrit, avec d’autres mots, pendant de longues années. Je suis aujourd’hui bien moins catégorique que l’auteur de ce vieux bouquin.
En grandissant, en vieillissant, l’on se distancie de l’amour de ses parents, à la fois de celui qu’ils nous portent et de celui qu’il se portent l’un à l’autre. Puis les parents disparaissent. Parfois de façon très définitive. Alors les perspectives changent.
Des amours malheureuses, il en existe – sous de nombreuses et diverses formes. Il faut s’en éloigner, s’en protéger. Se construire, se reconstruire loin d’elles. C’est comme ça que l’on apprend à s’aimer. Puis à aimer. L’amour heureux commence par l’amour de soi. Un amour inconditionnel et surtout inconditionné, certainement pas « conditionné » par ses parents.
Il y a sans doute un amour heureux.
Il faut seulement y être préparé.