Par la fenêtre

Par la fenêtre, la ville s’étendait à perte de vue. Dans la grisaille, les immeubles dessinaient des droites parallèles, et de leur ombre, écrasaient la ville tout entière. Cette vision d’une capitale démesurée, depuis l’endroit où je me tenais, laissait la désagréable impression d’être trop petit dans un monde trop grand.

Virginie semblait du même avis. Accoudée contre la vitre, elle laissait ses yeux se perdre dans la profondeur de ce vide trop plein. Elle ignorait que je l’observais. Tout juste avait-elle conscience que j’étais là, à quelques centimètres d’elle, et que j’éprouvais, à travers cette fenêtre, la même affliction que celle qui la troublait.

Elle regardait de plus en plus par la fenêtre. Moi aussi, mais moi, j’avais toujours aimé cela. Pour moi, la ville préfigurait d’excitantes aventures et de curieuses découvertes. Où nous habitions avant, nous étions en rez-de-chaussée, et la nuit, parfois, je m’échappais par la fenêtre, pour aller explorer la ville en douce. Je me baladais, découvrais mille choses, et revenais au petit matin. Oui, à mes yeux, la ville était exaltante. Mais plus Virginie l’observait avec mélancolie, plus je la percevais avec ses yeux à elle : un vaste horizon de prisons, où chaque fenêtre était semblable à la grille d’une cellule.

Autant que je voulais rester auprès d’elle, flairant son besoin de compagnie, je ne pouvais plus retenir mon envie pressante – d’un bond, je fis un crochet par la salle de bains.

Lorsque je revins au salon, elle était allongée sur le canapé. Elle ne leva pas la tête vers moi. Son regard était vide. Elle faisait défiler les images sur son portable. Elle esquissait un sourire de temps à autre, parfois même expirait de l’air par le nez, dans un demi-rire. Je me souvenais de ses mimiques enjouées et de ses éclats de rires. Il y avait dans ces rires d’aujourd’hui quelque chose de téléphoné. Elle ne riait plus.

Le canapé aussi, elle y passait plus de temps qu’avant. Habituellement, j’aimais bien m’y allonger, mais j’avais appris à lui céder ma place. Certains jours, elle ne s’en levait que pour les commodités de base – la nourriture, les toilettes. C’était à croire qu’elle voulait m’imiter.

Elle répondit au téléphone. Je n’écoutai que d’une oreille distraite : sans doute l’une de ses amies. Je me rendis dans la cuisine et en profitai pour boire au robinet, qui fuyait toujours, et dont s’écoulait un filet d’eau en continu. Dans l’évier, trois verres à vin attendaient d’être lavés.

Virginie avait pris une voix enjouée au téléphone, qui contrastait avec l’attitude qu’elle avait eue quelques secondes plus tôt. Je tendis l’oreille :

« Oh bah non, non… Je dirais pas ça. Non, non, ça va. Oui, oui, je sais… Oui, non, je te dirais pas que c’est tous les jours facile, mais… Je sais pas, je me sens mieux, là. »

Je restai un moment assis par terre, adossé à l’évier. Devant moi se dressait le réfrigérateur, recouvert de photos que Virginie avait aimantées avec des magnets. Tout le monde était réuni : Lucas, Baptiste, Virginie. Il y avait même une photo de moi, bébé. Des gribouillages de Lucas, aussi.

J’entendais Virginie faire les cent pas. Sa voix se voulait enjouée, mais quelque chose dans son comportement trahissait un certain malaise. Je la connaissais mieux que quiconque.

« Je me suis remise à la couture. Ça me fait du bien d’avoir quelque chose qui me passionne, qui me stimule ! Tu vois ce que je veux dire, ça me tire vers le haut… »

Comme je sortais de la cuisine, je me retrouvai justement devant la machine à coudre de Virginie, sur le bureau. Peut-être avais-je été inattentif, mais à ma connaissance, elle n’avait pas cousu depuis plusieurs semaines. Elle s’était assise là, oui, plusieurs fois, et je l’avais regardée, tandis qu’elle fixait la machine, tentait de changer la bobine, de coudre quelques secondes… Elle finissait toujours par abandonner. Juste en dessous de l’aiguille, il y avait toujours un tissu blanc, à moitié cousu, sur lequel étaient brodés des motifs enfantins. Il traînait là depuis des mois.

« Ah si, si ! Si, je vois du monde, je te rassure. J’ai ma mère qui est passée. »

Elle était effectivement venue lui rendre visite il y a quelques jours. J’avais passé l’essentiel de l’après-midi assis à côté d’elle – j’aimais beaucoup la mère de Virginie, et elle me l’avait toujours bien rendu. Virginie, elle, ne semblait pas du même avis : lorsque sa mère était repartie, elle avait pleuré. Ce n’était pas la première fois.

« Et puis au travail, ça me fait du bien de voir mes collègues, aussi. Et je suis encore sortie avec mes amis de la chorale samedi dernier… Ouais c’était super sympa ! Ouais c’était… Ils sont cools eux, ils sont tops. On passe toujours des bonnes soirées. »

Cette nuit-là, je m’étais endormi au salon, mais elle m’avait réveillé en rentrant de sa soirée. Elle était allée se coucher directement. Il m’avait semblé entendre un sanglot quelques minutes plus tard.

« Puis il y a toi aussi ! Donc, non, vraiment, je ne me sens pas seule… »

Je sentis que c’était le moment de faire mon entrée au salon. Virginie me regarda avec un sourire :

« Et j’ai Léo, surtout ! »

Je tendis l’oreille à l’écoute de mon nom.

 « Oui, ça m’aide beaucoup qu’il soit là. Hein, Léo, tu m’aides beaucoup ? »

Je rendis à Virginie son regard et inclinai la tête avec approbation. Elle eut un petit rire.

Je m’éclipsai à nouveau et poursuivis mon tour de l’appartement. Je poussai lentement la porte de la chambre de Lucas. Tout y était encore disposé comme avant – le lit, les jouets, rien n’avait bougé. Pas même les photos, que Virginie regardait souvent, ni même les draps, qui avaient encore son odeur – Virginie ne les lavait pas. Les rires de Lucas me manquaient. Lucas me manquait, même s’il avait toujours été un peu brusque avec moi. Je crois bien qu’il manquait à Virginie, aussi.

Je tendis l’oreille, mais il n’y avait plus de voix. Elle avait sans doute dû raccrocher, après avoir assuré à son amie que tout allait très bien. J’entendais, en revanche, comme un filet d’eau s’écouler.

Je sortis de la chambre et, à pas doux, suivant mon instinct, je traversai le couloir jusqu’à la salle de bains. Je poussai doucement la porte, tout doucement. Virginie était sous la douche. Mais elle n’était pas en train de se laver. Elle était assise, nue, sous l’eau qui coulait sur sa tête inlassablement. Ses yeux étaient encore perdus dans le vide. Je l’observai ici, sans bruit. Puis la laissai tranquille.

Je me rendis dans sa chambre à elle. Le lit n’était pas fait. Je m’y blottis un moment. Je dormais souvent avec elle, ces temps-ci. Il était désormais certain que Baptiste ne reviendrait plus. Je pense que c’était réconfortant, pour Virginie, d’avoir une présence à ses côtés, le soir, pour dormir, même si je n’étais pas celle dont elle avait le plus besoin.

Je dus m’assoupir quelques temps. Puis un nouveau bruit me réveilla. Mais celui-ci ne semblait pas un bruit ordinaire. Il était teinté de quelque chose de sinistre, d’inquiétant.

Réveillé en sursaut, je bondis hors du lit. De nouveau guidé par mon instinct, je sus immédiatement où je devais me rendre. Je traversai le couloir à toute hâte, vers le salon.

La porte-fenêtre était ouverte. Je courus vers le balcon.

Virginie y était. Mais elle se tenait de l’autre côté de la rambarde, qu’elle avait enjambée, et à laquelle elle s’agrippait mollement, les pieds à moitié dans le vide. Son regard était perdu vers l’horizon, vers ces immeubles gris, vers ces prisons vertigineuses, vers cette ville bien trop grande et pourtant trop petite pour contenir son chagrin.

Virginie sut que j’étais là. Elle ne tourna pas la tête pour autant. Elle resta suspendue à la balustrade, les yeux fixant l’horizon, mais pas le vide.

D’une voix douce, elle s’excusa : « Je suis désolée, Léo. »

Je poussai un cri d’effroi. Mon instinct animal pressentait l’imminence du danger.

 « Je t’ai laissé à manger. On viendra s’occuper de toi, promis. »

Puis elle lâcha la rambarde.

Devant moi ne se dessinait plus que l’horizon sinistre qu’elle m’avait appris à haïr. Je n’entendis même pas le bruit lorsqu’elle termina sa chute.

Je miaulai, miaulai, miaulai de toutes mes forces, mais rien ne la ferait revenir. Rien ne ferait venir qui que ce soit – et qui aurait répondu à l’appel à l’aide d’un chat, dans un appartement où personne n’avait pu venir en aide à sa maîtresse ?

Publié par

Nicolas Lafarge

Rédacteur indépendant dans ma vie professionnelle, je poursuis l’écriture dans ma vie personnelle. Sur Des mots qui marquent, je laisse s’échapper les récits, les poèmes et les pensées qui me trottent dans la tête.

Une réflexion sur « Par la fenêtre »

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