Phobie administrative

14h46 à sa montre. Mathieu sentit son estomac se nouer.

Merci, les grèves de transport… Il était pourtant parti avec vingt minutes de marge. Il n’était maintenant plus temps de traîner, l’entretien était à quinze heures, et l’on avait précisé à Mathieu qu’il devait se présenter dix minutes à l’avance. Il continua de remonter la rue de Prévert, pressa encore le pas, tourna sur l’avenue Clerc, et arriva enfin au pied de l’immeuble où on lui avait donné rendez-vous.

Dégoulinant de sueur, il entra dans une salle d’attente dont la banalité laissait croire qu’il s’agissait de la salle d’attente zéro, celle à partir de laquelle toutes les autres salles d’attente avaient été conçues. Des sièges à l’aspect inconfortable s’alignaient d’un côté de la pièce ; de vieux magazines jaunis, tripotés, déchirés voire mâchouillés s’entassaient sur une table ; des affiches à moitié décollées pendouillaient le long des murs peints dans un jaune canari déjà passé de mode trente ans plus tôt ; deux ou trois plantes vertes tentaient d’égayer le décor. Tout aussi classique que la décoration, il y avait la secrétaire, une vieille dame à l’air pincé, assise à son bureau derrière une de ces vitres qui entourent souvent le bureau des vieilles dames à l’air pincé, dont l’utilité restait à démontrer (celle de la vitre comme celle de la vieille dame à l’air pincé). Tout dans le décor semblait avoir été minutieusement pensé pour susciter un sentiment d’inconfort chez ses visiteurs. Mathieu déglutit. Il regarda sa montre frénétiquement. 14h49. En sueur, mais à l’heure.

Un homme parlait déjà avec la secrétaire. Mathieu ne prêta pas attention à ce qu’ils se disaient.

Il prit le risque de s’asseoir dans l’un de ces hostiles fauteuils, et tenta de faire redescendre son adrénaline. La boule dans son ventre était lourde comme le plomb. Pour ne rien arranger, il constata alors que l’état de la salle d’attente était encore plus angoissant qu’il ne l’avait estimé au premier coup d’œil. Les fauteuils étaient moins solides que des chaises de jardin premier prix ; l’un des magazines était jauni, tripoté, déchiré et mâchouillé ; les affiches avaient jauni et se confondaient avec la peinture, elle-même parsemée de cadavres d’insectes écrasés ; les plantes avaient fané depuis des lustres ; quant à la secrétaire, son visage fripé, ses immondes lunettes à cordon et sa ride du sourire inversé étaient déjà fort peu engageants, mais elle portait qui plus est un badge nominatif indiquant qu’elle s’appelait « Gladys », ce qui, comme chacun le sait, est un prénom qui n’augure rien de bon.

Il ne s’écoula pas plus d’une minute avant que n’arrive son tour, mais Mathieu eut l’impression de rester assis là des heures, prisonnier de cette salle de torture.

Il s’approcha de la vitre, et comme quiconque ayant fait l’expérience d’entrer en communication avec une personne prisonnière de ce genre de bureau à huis clos, Mathieu eut l’impression étrange de s’adresser à un poisson dans un aquarium.

« Bonjour. »

Gladys tapotait machinalement sur le clavier de son vieil ordinateur cathodique tournant sous un système d’exploitation dépassé. Elle ne répondit rien et continua de fixer son écran.

« Euh… J’ai rendez-vous avec Monsieur Lanvers…

– Excusez-moi, répondit le poisson ridé depuis son bocal, sans même un regard pour son interlocuteur, je n’ai pas compris…

– J’ai rendez-vous avec Monsieur Lanvers » répéta Mathieu.

Se décidant enfin à lever le nez de son clavier, Gladys feignit une profonde réflexion :

« Monsieur Lambert, vous dites ? »

Mathieu reprit poliment : « Non, Monsieur Lanvers. »

Gladys répondit comme si elle n’avait rien entendu – comme si elle n’avait rien écouté, de fait :

« Il n’y a pas de Monsieur Lambert, ici. »

Derrière Gladys, Mathieu voyait une grosse pendule décorée de motifs hideux. Elle indiquait 14h51. Il commençait à stresser pour de bon. Et s’il s’était trompé d’adresse ?

« Je… Je vous parle bien de Monsieur Lanvers…

– Oui, oui, j’ai bien compris, mais il n’y a pas de Monsieur Lambert ici… »

Mathieu commença à suer à plus grosses gouttes encore. Gladys allait le mettre en retard et il n’avait pas besoin de ça. Il sortit son portable de sa poche pour chercher l’e-mail qu’il avait reçu. Il le montra à la secrétaire :

« C’est écrit là : « RDV jeudi, 15h. 10, avenue Clerc, avec M. LANVERS ».

– Je ne vois pas votre mail à cause de la buée sur la vitre.

– C’est écrit « Monsieur Lanvers ».

– Je vous ai dit qu’il n’y avait pas de Monsieur Lambert ici.

– Oui, j’ai compris, répliqua Mathieu, agacé, et ça tombe bien car je n’ai pas rendez-vous avec lui… »

Gladys garda ses yeux vissés sur Mathieu, et il y eut un long moment de flottement avant qu’elle ne demande :

« Mais avec qui vous avez rendez-vous, au juste ?

– Avec Monsieur Lanvers. L-A-N-V-E-R-S. Lanvers. Comme l’envers du décor. Et pas Lambert comme Christophe Lambert. »

Gladys fit celle qui venait de comprendre :

« Ah, d’accord, Monsieur Lanvers !

– Oui, c’est ça, c’est ce que je vous dis depuis le début…

– Non, non, non, monsieur, vous m’avez dit Lanvers, comme l’endroit et l’envers… Mais c’est Lanvers, avec un « S », vous voyez, le « S » à la fin, vous devez le prononcer. Là, je ne l’avais pas entendu, donc j’ai compris « Lambert ». »

Mathieu marqua un temps d’arrêt. Il ne savait pas si c’était le stress qui le rendait bête ou si c’était la situation qui l’était. Estimant que l’heure n’était pas aux cours de diction, Mathieu reprit son sang froid et tenta un trait d’esprit :

« Ecoutez, Gladys – il insista lourdement sur le « S » final – peu importe comment je le prononce, je pense que vous pourriez reconnaître le nom de la personne qui paye votre salaire, avec un grand « S ».

– Ne soyez pas malpoli parce que ça va mal se passer, s’offusqua Gladys, je ne vous permets pas. »

Comprenant qu’il ne valait mieux pas la contrarier s’il voulait en finir le plus rapidement possible, Mathieu s’excusa :

« Pardon, je vous demande pardon, mais je suis stressé et… »

Gladys le coupa :

« Sachez que toute demande de rendez-vous doit se faire par l’envoi d’un formulaire daté et si…

– Oui, oui, je le sais, je vous l’ai envoyé… Vous l’avez, là… »

Mathieu pointa du doigt l’unique formulaire présent dans l’aquarium, qui attendait bien sagement à côté de Gladys.

« J’attends que vous me donniez votre nom, je ne peux pas deviner quel formulaire est le vôtre.

– Vous n’avez pas besoin de deviner, il n’y a qu’un seul formulaire, le mien, et il est là !

– Votre nom !

– Mathieu Daniel.

– Mathieu, c’est votre prénom, ou votre nom de famille ?

– Mon prénom.

– Et Daniel ?

– Mon nom de famille, du coup !

– J’ai besoin d’une pièce d’identité. »

Il sortit sa carte de sa poche et la plaqua violemment contre la vitre en répétant, fort agacé :

« Mathieu Daniel.

– Ah, oui, je crois avoir vu votre formulaire quelque part…

– Oui, là ! »

Sans sourciller, et fixant d’un air mauvais les deux exemplaires de Mathieu qui lui faisaient face – le vrai, à la mine déconfite, et le miniature, tout souriant sur sa carte d’identité, elle posa sa main sur le formulaire et l’approcha d’elle.

« Là, vous voyez ? s’exclama Mathieu en pointant le formulaire du doigt. J’ai rendez-vous avec Monsieur Lanvers… »

Gladys fit « chut » de la main et parcourut le formulaire jaune religieusement.

Derrière elle, la pendule indiquait 14h54.

« Ah oui, oui, oui, mais attendez, là, vous voyez, sur le formulaire, c’est écrit : « Mathieu Danel ». D-A-N-E-L. Pas « Daniel ». Vous vous appelez bien Daniel ? »

Les jambes de Mathieu menaçaient de s’effondrer à tout moment.

« C’est une faute de frappe, enfin… la personne qui a rempli mon formulaire a dû se tromper… »

Gladys avait une expression victorieuse sur le visage, comme un pêcheur venant de faire mordre un poisson à l’hameçon ; à ceci près que c’était bien elle qui se trouvait dans le bocal.

« Vous voulez dire que ce n’est pas vous qui avez rempli votre formulaire ?

– Non, non, non ! Enfin si, enfin, je… »

De nouveau, Gladys le coupa pour débiter, d’une voix qui se voulait robotique :

« Vous devez remplir le formulaire vous-même, puisqu’il est daté et signé… Si ce n’est pas vous qui l’avez rempli, je ne peux pas l’accep…

– Bon, écoutez, je me suis juste trompé en écrivant mon nom, ça vous va ? »

Elle éclata d’un rire qui sentait la cigarette.

« Vous vous êtes trompé en écrivant votre nom ? C’est pas banal ça… Comme quoi, je fais bien de vous reprendre sur la prononciation des noms, si vous n’êtes même pas capable d’écrire le vôtre. »

Mathieu sentait qu’il bouillonnait intérieurement.

« Toujours est-il que mon rendez-vous est dans moins de cinq minutes… »

Gladys ne comptait pas lâcher sa proie si facilement :

« Ah, oui, oui, oui, mais c’est impossible, monsieur, voyez par vous-même : j’ai bien un rendez-vous qui est planifié dans cinq minutes avec Monsieur Lanvers, au nom de Mathieu Danel, et à moins que vous n’ayez une pièce d’identité à ce nom, je n’ai aucunement le droit de vous laisser monter cet escalier.

– Mais, enfin, c’est stupide !

– En effet. Si vous vouliez un rendez-vous, il fallait nous envoyer un formulaire jaune…

– Mais je vous en ai envoyé un !

– Eh bien nous ne l’avons jamais reçu. En revanche, j’ai ici celui de Monsieur Danel. Si vous désirez un rendez-vous au nom de Daniel, vous allez devoir remplir un formulaire et prendre rendez-vous un autre jour… Enfin, si je vous trouve un créneau.

– Mais c’est absurde, je suis juste là, montez-voir Monsieur Lanvers !

– Non, non, c’est impossible, je ne peux pas monter non plus.

– Et pourquoi ?

– Je dois rester là. Au cas où Mathieu Danel se présenterait pour son rendez-vous de 15 heures. Bonne journée, monsieur. »

Sa phrase à peine terminée, Gladys replongea dans l’écran de son ordinateur sans un regard de plus pour Mathieu. Il comprenait pourquoi on lui avait demandé de se présenter dix minutes en avance.

« Bon, s’il vous plait, je n’ai pas de temps à perdre…

– Moi non plus.

– Vous ne pouvez pas simplement rajouter un « I » sur le formulaire ?

– Impossible, nos formulaires sont archivés informatiquement, on ne peut pas faire de ratures…

– Mais il y a pas besoin de rayer, vous rajoutez juste un « I »…

– Ah, non, non, c’est trop tard… »

Gladys s’empara triomphalement d’un marqueur noir, traça une immense croix sur tout le formulaire, et releva la tête vers Mathieu :

« Vous voyez bien que le formulaire est plein de ratures ! Vous allez devoir m’en refaire un autre. »

A cet instant précis, Mathieu la comprit finalement. L’utilité de la vitre.

 

Publié par

Nicolas Lafarge

Rédacteur indépendant dans ma vie professionnelle, je poursuis l’écriture dans ma vie personnelle. Sur Des mots qui marquent, je laisse s’échapper les récits, les poèmes et les pensées qui me trottent dans la tête.

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